- ALSACE-LORRAINE (QUESTION D’)
- ALSACE-LORRAINE (QUESTION D’)La question d’Alsace-Lorraine a hypothéqué les rapports entre la France et l’Allemagne de 1879 à 1918. Elle a pesé également sur la vie politique intérieure des deux pays, exaltant chez l’un le nationalisme, chez l’autre le pangermanisme.En 1914, deux cent cinquante mille Alsaciens et Lorrains sont mobilisés dans l’armée allemande, dix-sept mille volontaires passent la frontière pour rejoindre les Français.Au lendemain de la victoire de 1918, les résistances particularistes à l’autorité centralisatrice de la IIIe République entretinrent un malaise alsacien, mais la terreur hitlérienne de 1940 à 1945 a resserré les communautés alsacienne et lorraine dans la fidélité à leur génie et à leur patrie.1. L’annexionLe 8 octobre 1870, Bismarck fait placarder dans la capitale alsacienne conquise: «Strasbourg, à partir d’aujourd’hui, sera et restera une ville allemande!»«Jamais!» protestent les Alsaciens en lettres énormes, apposées sur ces mêmes affiches. La question d’Alsace-Lorraine était née.En Lorraine, les Allemands annexèrent la partie délimitée par l’actuel département de la Moselle et qui comprend les villes de Boulay, Château-Salins, Forbach, Metz, Sarrebourg, Sarreguemines et Thionville (cf. LORRAINE). On ne constate guère de différence dans le comportement des Alsaciens et des Lorrains vis-à-vis du Reich wilhelminien.Le 18 février 1871, après la capitulation générale, Belfort abandonne la lutte sur ordre du gouvernement de la Défense nationale. C’est l’annexion de fait de l’Alsace à l’Allemagne.«... La France renonce en faveur de l’Empire allemand à tous ses droits et titres sur les territoires situés à l’est de la frontière ci-après désignée...», stipule l’article premier des préliminaires du 26 février 1871: les mots Alsace et Lorraine sont escamotés. Le gouvernement de Versailles s’abstient également de soulever la question du statut de la future province d’Alsace-Lorraine, pour marquer son indignation face à la violence qui lui est faite. En effet, aux exigences de Bismarck, Thiers n’a pu soustraire que le territoire de Belfort. Le 1er mars 1871, les députés alsaciens et lorrains, appuyés par Gambetta et Denfert-Rochereau, donnent lecture à l’Assemblée nationale de la protestation de Bordeaux: «Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement...» Vaines plaintes: le 10 mai, le traité de Francfort confirme les préliminaires de Versailles: l’annexion de l’Alsace-Lorraine est consacrée.Pendant près de cinquante ans, la question d’Alsace-Lorraine va être débattue dans un climat passionnel: grandiloquence cocardière en deçà des Vosges, exaltation pangermanique au-delà du Rhin, tandis qu’en Alsace s’élèvent des clameurs contradictoires. Pour plus de clarté, une analyse rapide du drame et du jeu des acteurs s’impose.2. Le point de vue allemandOfficiellement, il n’y a pas de question d’Alsace-Lorraine. L’Allemagne prétend l’avoir résolue à Francfort en reprenant les terres germaniques qui vont des Vosges au Rhin. Les Alsaciens se plaignent-ils? «Nous, Allemands, savons mieux ce qui est bon pour les Alsaciens que ces malheureux eux-mêmes...», écrit alors Treitschke qui reflète la pensée de la caste militaire et de l’empereur. Officieusement, les opinions sont plus nuancées. Bismarck, tirant la leçon de l’épopée napoléonienne, voit en Strasbourg un verrou stratégique, tout en mesurant l’erreur de 1871: «En vous enlevant Metz et une partie de la Lorraine, l’empereur mon maître et les militaires qui lui ont imposé cette solution ont commis la plus grosse des fautes politiques», aurait-il confié en 1878 au marquis de Gabriac, chargé d’affaires français à Berlin. Mais, puisque officiellement il n’y a pas de problème, on procède aussitôt à la germanisation des territoires annexés. La loi du 9 juin 1871 en fait un Reichsland , «terre d’Empire», administré de Berlin par l’intermédiaire du Statthalter , le gouverneur de Strasbourg, qui a le droit de perquisitionner, d’expulser et d’interdire réunions publiques et journaux: c’est l’article 10 de la loi du 30 décembre 1871, dit «paragraphe de la dictature». L’allemand devient langue obligatoire (1871), l’enseignement du français est supprimé dans les classes primaires (1872). En dépit de ces dispositions très dures, les fonctionnaires reçoivent des instructions conciliantes. Le Reichsland bénéficie d’une certaine autonomie: les lois françaises y restent en vigueur, et notamment le Concordat de 1801.Cette politique se solde par un échec: en 1887, tous les élus du Reichstag sont des protestataires. Berlin prend alors un train de mesures brutales: dissolution des associations alsaciennes, arrestations, interdiction des inscriptions françaises sur la voie publique, enfin institution des passeports coupant les contacts avec la France à partir de 1891. L’efficacité de ces mesures paraît telle aux Allemands qu’ils relâchent leur politique de rigueur: la presse recouvre une certaine liberté; et même, en 1911, une constitution est octroyée au pays: l’Alsace-Lorraine, tout en restant terre d’Empire gouvernée par le représentant de l’empereur, est dotée de deux Chambres dont la première, entièrement à la dévotion du gouvernement, neutralise la seconde, élue au suffrage universel. Malgré ces concessions se multiplient les incidents, dont le plus célèbre sera l’affaire de Saverne (1913): la logique du monde officiel allemand est confondue par l’échec de la germanisation en Alsace.3. Les fluctuations de la politique françaiseL’attitude première de la France est calquée sur celle des députés alsaciens-lorrains. Après la protestation, deux associations se créent: l’Association générale d’Alsace-Lorraine et la Société protectrice des Alsaciens-Lorrains demeurés Français. Puis colère et compassion s’atténuent, chassées par des préoccupations nouvelles: de 1880 à 1889, l’expansion coloniale précipite ce revirement. En 1891, Remy de Gourmont publie Le Joujou patriotisme et Déclaration sur l’Alsace-Lorraine , articles symptomatiques d’une réaction contre le chauvinisme. Le boulangisme puis l’affaire Dreyfus catalysent les passions. À partir de 1904 se dessine un mouvement nouveau; c’est l’époque où Barrès, dans son roman Au service de l’Allemagne , exalte le courage des Alsaciens. Après 1911, l’esprit de revanche remet la question d’Alsace-Lorraine à l’ordre du jour.4. La situation en AlsaceUn choix tragique: le traité de Francfort donne aux Alsaciens-Lorrains jusqu’au 31 octobre 1872 pour se prononcer en faveur de leur citoyenneté française et quitter le pays; passé ce délai, ils seront considérés comme sujets allemands. On évalue à deux cent cinquante mille le nombre des optants. Mais ceux qui restent ne se résignent pas, et créent la Ligue d’Alsace, dont le mot d’ordre est «Protestation et Abstention»: des jeunes gens se dérobent au service militaire; en 1873, un vingtième seulement des électeurs de Mulhouse et Colmar votent pour la formation des Conseils généraux. En 1874, après la protestation de Bordeaux, voici celle de Berlin: «Plaise au Reichstag que les populations d’Alsace-Lorraine, incorporées sans leur consentement à l’Empire allemand par le traité de Francfort, soient appelées à se prononcer d’une manière spéciale sur cette incorporation», demande courageusement Édouard Teutsch, membre de la Ligue. Mais bientôt surgit en basse Alsace un parti «autonomiste» qui s’oppose à celui de la protestation. À sa tête, Auguste Schneegans, ancien député de Bordeaux, optant rentré en 1874, propose un programme positif de gouvernement local et combat l’action politique de l’Église catholique. Aux élections de 1877, Schneegans bat Teutsch à Saverne. La vieille querelle entre protestants et catholiques est rouverte, le particularisme alsacien ne désarme pas malgré la gravité des circonstances, et c’est bien là un aspect curieux du drame tel qu’il se déroule en Alsace: divers courants se chevauchent, créant une situation extrêmement confuse qui explique l’absence de plan concerté et le fait que les incidents revêtent souvent un caractère individuel. Vers la fin du siècle, la résistance faiblit par suite du progrès social, de l’essor économique, et de l’arrivée à l’âge politique d’Alsaciens n’ayant pas connu la France. Pourtant la protestation se manifeste encore à travers des personnalités comme l’abbé Wetterlé pour les catholiques, le docteur Ricklin pour les protestants, Jacques Preiss pour les indépendants. La lutte se politise de 1903 à 1907 (élaboration de projets constitutionnels, formation de partis), sans entraîner les masses, plus sensibles à l’esprit satirique anti-allemand de la presse locale. Les incidents populaires qui éclatent à Wissembourg (manifestations en l’honneur des Français tombés en Alsace), à Schirmeck, Graffenstaden, Saverne inquiètent davantage les Allemands que l’opposition verbale. À travers eux se révèle enfin la véritable image de l’Alsace, si différente de celle que montre l’histoire événementielle. C’est l’Alsace de Hansi et de Zislin, retranchée dans son particularisme pour faire échec à la germanisation, qui remet son dialecte à l’honneur grâce à des écrivains comme Stoskopf et manifeste son attachement à ses traditions en créant le Musée alsacien. L’adversité l’a obligée à s’interroger, à se chercher, à se trouver finalement comme elle va le prouver pendant la guerre de 1914-1918.5. Le dénouement du problèmeLe 7 août 1914, l’armée Dubail pénètre en Alsace. Mois d’août glorieux pour les Français, puis recul obligé. Alors commence la guerre de positions: quatre ans de combats meurtriers dans les Vosges. Pendant ce temps, en Alsace, le drame arrive à son paroxysme: près de deux cent cinquante mille Alsaciens et Lorrains seront mobilisés dans l’armée allemande; mais dix-sept mille engagés volontaires dans les troupes françaises seront bientôt rejoints par de nombreux déserteurs. À Berlin on parle de trahison, et l’on envisage de rattacher l’Alsace à la Bavière ou à la Prusse. C’est l’époque des «proscrits» (condamnation des civils, déportations). Le Reichsland s’écroule dans la peur, la haine, le déchirement des familles. Les quelques politiciens qui rêvent encore sont réveillés brutalement par le Conseil central des travailleurs et des soldats, mis en place par la révolution du 10 novembre 1918. Les événements se précipitent: le 17 novembre, entrée délirante des Français dans Mulhouse, le 18 dans Colmar, le 22 dans Strasbourg. L’insoluble problème alsacien-lorrain va-t-il trouver son dénouement avec le retour de l’Alsace dans l’unité française?Il fallait, on l’a vu, tenir compte et du patriotisme sans tache des Alsaciens et de leur particularisme qui n’avait rien d’artificiel. On tenta, au lendemain de l’armistice, un essai d’organisation: création d’un Commissariat général puis d’un Conseil consultatif, dont l’existence devait se prolonger jusqu’en 1924. La réaction est immédiate, et deux tendances s’affrontent: l’opinion de gauche, hostile au Concordat et au statut spécial des écoles, est pour la suppression du Commissariat contre les régionalistes, défenseurs du Commissariat et de l’embryon d’autonomie qu’il représente.En 1924, les divergences s’accusent à l’occasion de la déclaration du président Herriot sur le projet d’introduction de la législation laïque en Alsace. Le 9 mai 1925, l’hebdomadaire Die Zukunft consacre un numéro entier aux revendications d’une autonomie régionale. Le mouvement autonomiste entre dans sa phase active, entraînant une vive réaction: 1927, procès Haegy-Helsey qui soulève pour la première fois l’idée d’un complot ourdi par les autonomistes contre la sûreté de l’État. La même année, fondation du Parti autonomiste, suivie de l’interdiction de la presse autonomiste, de perquisitions et d’arrestations. Quel but se propose ce parti? «Une Alsace-Lorraine libre comme membre des États-Unis d’Europe et médiateur entre la France et l’Allemagne.»En fait, derrière les formules ronflantes se cachent des idéologies contradictoires et notamment la menace d’une certaine ingérence allemande. Cet aspect trouble n’a pas empêché le parti de se développer jusqu’en 1933. On assiste ensuite à la décomposition du mythe autonomiste; en 1934, un groupe d’activistes pronazis entre au parti, les autonomistes de la première heure sont dépassés, comme l’attestent les Strassburger Monatshefte de janvier 1937 pour qui l’autonomisme s’inscrit dans l’idéologie de l’Allemagne nationale-socialiste et vise au retour de l’Alsace à la «patrie allemande». Or cette position extrémiste n’est certainement pas celle de l’homme du peuple qui a voté autonomiste depuis la fondation du parti sans vouloir une politique séparatiste ni, surtout, proallemande, mais simplement parce qu’il tenait à un certain nombre de valeurs qu’il craignait de perdre dans un réajustement administratif aligné sur les autres départements français. De nouvelles épreuves allaient lui montrer ses erreurs.Dès les premiers jours de septembre 1939, le tiers de la population alsacienne est évacué. Pendant dix mois, Strasbourg sera vide d’habitants. En juin 1940, les Allemands contournent la ligne Maginot et franchissent le Rhin, s’emparant de toute l’Alsace. Cette fois-ci, aucun espoir de concessions dans le sens de l’autonomie régionale: l’Alsace vaincue, courbant la nuque, ressemble à la célèbre statue de la Synagogue, joyau de sa cathédrale désormais interdite au culte et que l’occupant projette de convertir en musée. Ordre est donné de germaniser le pays en dix ans. Interdiction de parler le français, même en privé; martelage des inscriptions, enlèvement des statues commémorant le passé français, germanisation des noms et prénoms, censure sévère. L’Alsace est rattachée au pays de Bade en un Gau unique, l’Oberrheingau . Les enfants sont incorporés dans les Jeunesses hitlériennes et, en 1942, commence l’enrôlement dans la Wehrmacht. Le refus mène aux camps de concentration de Schirmeck et du Struthof, où finissent également sous la torture ou dans les fours crématoires de nombreux résistants, organisateurs de chaînes d’évasion pour les prisonniers. Arrestations, déportations, vingt mille Alsaciens incorporés de force morts en service, souffrances auxquelles ajoutent encore les bombardements de la Libération, suivis de la dure campagne de l’hiver de 1945.Désormais, la question d’Alsace-Lorraine ne se pose plus: des préoccupations nouvelles, d’ordre économique, ont chassé les idéologies contradictoires d’antan. Les particularismes apaisés sont allés rejoindre le vieux fonds de traditions locales qui, elles, n’ont rien perdu de leur vitalité, aussi bien à table que dans les fêtes folkloriques ou dans la presse régionale, fidèle au bilinguisme... voire dans une certaine philosophie de l’existence.
Encyclopédie Universelle. 2012.